Franck NOEL : Le Père Noël et l’Aïkido

Le Père Noël et l’Aïkido

Que le lecteur éventuel de ce petit texte ne se laisse pas abuser par le titre en s’attendant à découvrir une forme d’auto-fiction de son auteur (qui n’y est pour rien dans le choix de son patronyme) où il détaillerait complaisamment son rapport avec cette belle discipline.
Que ce même (ou autre) lecteur n’espère pas davantage y trouver un catalogue des cadeaux et joies que l’un comme l’autre des protagonistes du titre sont censés nous apporter.
Non. Il ne s’agit pas de cela.
Il s’agit de prendre conscience d’une vérité indiscutable :

IL N’Y A QUE LES FAUX PÈRES NOEL QUI SOIENT VRAIS

Et ne laissons pas la sidération nous tétaniser devant le caractère implacable de cette vérité.
Essayons au contraire d’en tirer des leçons pour la compréhension de notre pratique .

Car ce sont les fausses barbes blanches des faux Pères Noël qui sont la réalité des enfants.
C’est sur les genoux bien réels des faux Pères Noël qu’ils se font une vraie joie de s’asseoir pour y être photographiés.
Ce sont les mots réels, sans doute aussi affectueux que mystérieux, de ces faux Pères Noël qui constituent la réalité de l’échange entre ce menteur avéré et celui qui fait semblant d’y croire, et ce, sous les yeux attendris des parents, complices (et même, pour certains, récidivistes) de cette imposture.
La source de leur plaisir (réel) et la motivation de cette sortie hivernale (réelle) se situe donc dans le « faire semblant », dans le « faire comme si ». C’est en faisant semblant d’être ce qu’on n’est pas qu’on crée cette réalité, qui s’avère être une réalité désirable et profitable, qui distille son effet positif pour peu qu’elle soit gérée dans la conscience de ce qui la constitue .

Le parallèle avec la pratique de l’Aïkido est évident : nous avons d’une part, le jeu de « faire semblant », la représentation qui en découle au travers des rôles qu’il implique ainsi que cette référence à une idée inaccessible et, d’autre part, la réalité du Dojo, des partenaires, du Sensei, et le concret du « ici et maintenant ».
Que nous dit cette parabole du Père Noël, pour nous, aïkidokas ?
Elle nous dit que l’Aïkido idéal, auquel nous aspirons tous, dont nous tentons de nous rapprocher, voire même que nous essayons de maîtriser, cet Aïkido idéal n’a aucune réalité.
Ce qui ne veut aucunement dire qu’il n’existe pas.
Il existe dans notre imaginaire, dans les caractéristiques que nous lui attribuons, dans le désir qu’il éveille en nous, éventuellement dans la construction intellectuelle que nous en faisons,…et, si le Kamiza est là, c’est bien pour le matérialiser en figurant la ligne de fuite de notre quête. Car c’est lui qui nous met en mouvement et nous tire vers l’avant (dans le meilleur des cas). Cette fiction de l’Aïkido idéal est nécessaire pour donner du sens et de la cohérence au puzzle que constituent les différentes facettes de la vie du Dojo,…mais il s’agit bien d’une fiction.
Cette parabole nous dit aussi que, toutes choses bien considérées, la réalité de notre expérience dépend essentiellement de la façon dont nous « faisons semblant », c’est à dire de l’application que nous montrons dans cette entreprise, et non pas tant de ce que nous nous efforçons de simuler car ceci, cette fiction, de fait, n’existe pas en tant que tel. En effet, quel que soit le caractère positif de l’image du Père Noël, et malgré l’habit rouge et la barbe blanche, quelle serait la réalité du vécu de l’enfant sur les genoux d’un vrai faux Père Noël qui sentirait fort la vinasse et qui lui crierait des obscénités dans l’oreille ?

De même que SEULS LES FAUX PÈRES NOEL SONT RÉELS, de même, au sein du
Dojo, seules sont réelles les simulations, c’est à dire les échanges techniques censés représenter des bribes de conflit, ainsi que le cadre habituel de la pratique dont l’importance, ne l’oublions pas, est primordiale pour façonner la réalité.

Il n’est alors pas besoin de pousser beaucoup plus loin le raisonnement pour constater que, quels que soient les bienfaits supposés de l’Aïkido idéal, la réalité du tapis qui est donnée à vivre aux pratiquants n’est que leur traduction approximative et nécessairement maladroite et que c’est cette approximation qui constitue la réalité de l’Aïkido. Car, finalement, l’Aïkido n’existe que dans les représentations que nous en faisons. Et c’est en cela que l’expression « faire de l’Aïkido » est véritablement adéquate, qu’il faut la comprendre et la vivre dans la plénitude de son sens car, que nous le voulions ou non, l’Aïkido a besoin des Aïkidokas pour exister et sa réalité n’est que ce que nous en faisons.

Se pose alors une foule de questions : comment être à la hauteur de cette lourde responsabilité ? Comment ne pas s’en sentir écrasé ? A-t-on vraiment le droit de s’investir de cette tâche ? Et, surtout, suffit-il, quoiqu’on fasse, de dire qu’on « fait de l’Aïkido » pour que ça en soit ?

Retournons prendre conseil auprès de nos vrais faux Pères Noël. Voyons comme ils s’efforcent de se parer des attributs (fictifs) du Père Noël (fictif) : l’habit rouge et la barbe blanche, bien sûr, mais aussi la gentillesse, l’équanimité, l’attention, le sourire (plus rarement le traineau et les rennes…). Il s’agit pour eux, tout bonnement, d’inviter dans la réalité qu’ils incarnent tout ce que la fiction promet de positif.
Et, de même que la réalité des faux Pères Noël n’existerait pas sans le mythe du Père Noël, la réalité du Dojo n’existerait pas sans la fiction de l’Aïkido idéal.
Il est vrai que cette fiction de l’Aïkido idéal n’est définie qu’à grands traits et qu’elle donne lieu à diverses interprétations. Certains de ses aspects, au-delà de la mise en œuvre de sa technique, font néanmoins l’objet d’un consensus, parmi lesquels son caractère ambitieux, sa volonté de dépasser un objectif purement utilitaire, sa vocation à irradier toute la personne…
Il est vrai aussi que, contrairement à nos vrais faux Pères Noël dont, on peut l’imaginer, la période de formation est probablement plutôt succincte, le cheminement de l’Aïkidoka est une entreprise de long terme où il est nécessaire d’être guidé et accompagné.
La hiérarchie du Sensei, des Sempaï, des anciens… est là pour accompagner, pour guider, pour gérer cette transmission des valeurs et ambitions de la fiction. On mesure le poids de cette responsabilité et l’intérêt qu’il y a à mutualiser les compétences en prenant en compte la qualité du vécu et de l’expérience de chacun en charge de l’accompagnement.
Pour autant, aussi compétente et bienveillante que soit cette chaîne hiérarchique, elle ne peut à elle seule garantir totalement la qualité du lien entre l’idéal de la fiction et la réalité du Dojo. Et il en revient naturellement à la responsabilité individuelle du pratiquant, s’exerçant dans les impératifs du « ici et maintenant », de reprendre cette logique à son compte et de lui ménager des espaces d’expression.
Car chacun doit de se sentir concerné par cette tentative d’incarner les promesses de l’idéal. Ce qui veut dire que chacun, dans son domaine et à son niveau, à chaque instant de la pratique, dans chaque échange avec le partenaire, à chaque minute passée dans le Dojo, dès la première séance comme après des décennies sur la Voie, chacun doit s’efforcer de promouvoir les valeurs de l’Aïkido idéal, d’en faire vivre son projet, de respecter son sens et d’honorer sa quête. Ce sera approximatif, maladroit, erroné, gauche, insatisfaisant souvent… mais peu importe, la perspective est lointaine et il est bien légitime de parfois hésiter sur la route à suivre.
Se sentir à la fois créateur et bénéficiaire des bienfaits de la pratique, à la fois moteur et mu, source et réceptacle. Prendre conscience de la nécessité de ne rien remettre à plus tard, sous le prétexte de l’attente de la maîtrise, sans doute plus illusoire que lointaine, mais au contraire d’assumer la responsabilité, ici et maintenant, du choix des ingrédients qui vont composer le festin mis en partage et qui vont aromatiser le bain dans lequel on se plonge.
Certes, la mise en pratique de toutes les conséquences de cette idée directrice pose encore bien d’autres questions. Mais il est clair que c’est au sein même de cette problématique, en s’y confrontant et non en l’occultant, que la réalité du Dojo sera à même de délivrer tous les cadeaux promis et espérés,… sans avoir à attendre les fêtes de fin d’année.

Franck NOEL