On ne peut pas le nier : la période actuelle n’engendre guère la joie de vivre, l’insouciance ou la plénitude et aurait plutôt tendance à susciter frustration et lassitude.
Mais nous ne sommes pas pour autant dépourvus de ressources.
Privés que nous sommes de cette jubilation tranquille qui ravit nos corps et nos esprits lorsque le Dojo abrite nos échanges, il nous reste pour le moins la possibilité, voire le devoir, d’en entretenir le souvenir. Cela dit, il ne s’agit pas que ce souvenir prenne la forme d’une nostalgie larmoyante, et il nous faut déjouer le piège de l’attentisme passif en mettant à profit cette brèche ouverte dans notre quotidien pour faire l’effort d’analyser les ressorts des bienfaits de la pratique. L’espoir de pouvoir en jouir encore davantage quand le moment sera (re)venu se trouvera alors alimenté par le plaisir de la gymnastique intellectuelle.
En bref, mettre de la réflexion en lieu et place de la transpiration, temporairement interdite, ne peut que nous aider à entretenir la flamme.
Dans cet esprit, nous vous proposons donc, un peu à la manière d’un feuilleton, une suite de propos sur le thème :
L’Aïkido est une fête.
Commençons par planter le décor.
L’Aïkido est une discipline qui ne craint pas les paradoxes. Et parmi ceux-ci, il en est un qui ne laisse de surprendre tant le pratiquant chevronné que le curieux qui commence à s’y intéresser : nous sommes en présence d’une pratique qui a un fondateur bien identifié, une source incontestable (et même une date de naissance), dont le principe fondateur est l’idée d’unification et qui pourtant voit son expression largement éclatée en diverses formes d’enseignement ou de transmission, appuyées en cela par autant de discours et d’organisations.
On peut tout à fait considérer que cet éclatement n’est qu’un signe de vitalité largement préférable à ce qui pourrait être une pétrification, voire même une fossilisation, si on tentait d’enfermer l’Aïkido dans une définition étroite et stricte qui le tiendrait engoncé et immobile, comme s’il s’agissait d’une pièce de musée.
Il n’en reste pas moins que ce paradoxe est souvent mal vécu par les pratiquants et peut même les amener à douter de la pertinence des fondements et des méthodes de la discipline.
Pourtant, à bien considérer la diversité de ces expressions, on arrive rapidement au constat selon lequel il ne s’agit, dans la plupart des cas, que de différences d’angle d’approche, et donc de priorités et d’options dans la hiérarchisation de valeurs, ou encore de réflexions légitimées par différents stades d’avancement sur la Voie.
Rappelons-nous ici la métaphore des quatre aveugles rencontrant un éléphant : un est en contact avec une patte, un autre avec la trompe, le troisième avec la queue et le dernier avec une défense… Chacun d’entre eux est alors persuadé que « l’éléphant c’est ce que je touche » mais aucun ne peut en concevoir la globalité.
Nous autres, aïkidokas, sommes, que nous le voulions ou non, dans une situation similaire : la richesse et la profondeur de l’Aïkido, de son propos, de son ambition, de ses situations de travail, nous condamnent à n’en avoir qu’une expérience parcellaire, limitée, ce qui rend bien difficile ne serait-ce que la conception théorique et abstraite de sa globalité, sans parler, bien sûr, de sa maîtrise qui restera à jamais sur la ligne d’horizon de sa perspective.
Car le « DO » est à l’image de la vie : global et rétif à tout contrôle absolu.
Il s’en suit que, parlant d’Aïkido, essayant de le vivre ou de le transmettre, tout propos, toute consigne, toute conviction ne sera que provisoire, partiel et approximatif. Et il ne s’agit pas de se lamenter de cet état de fait : il s’agit d’en avoir conscience (et… les lignes qui suivent n’échappent pas à cette règle).
En fait, ce « provisoire, partiel et approximatif » n’a rien d’étonnant ni de scandaleux dès l’instant où on se rend compte que ce dont traite l’Aïkido n’est rien moins que le problème qui source toute forme d’organisation sociale et dont le mode de résolution structure tout groupe humain : comment gérer la violence, le conflit, la rivalité. Confrontée à cette problématique, l’originalité, peut-être, de notre pratique est de l’aborder de manière dynamique, en tant que DO, comme un processus qui n’existe que si on s’y engage et non en proposant une solution finie, normative, dogmatique.
Il est donc bien légitime, s’agissant d’aider les hommes à vivre ensemble, de tolérer différents points de vue.
Essayons, dans une tentative approximative et provisoire, de nous forger quelques outils visant à mettre un peu d’ordre dans ces divers discours, approches ou points de vue, dans l’espoir d’aboutir à une certaine cohérence.
Proposition de trois idées structurantes :
• La différence entre « Bujutsu » et « Budo »
• L’idée, ou la volonté, d’une résolution de conflit qui ne produise pas de résidus toxiques
• L’émergence d’une pratique qui s’attache à la réalité de la représentation plus qu’à la représentation de la réalité.
1/ Du Bujutsu au Budo
Ces deux vocables sont souvent utilisés de manière quasiment indifférenciée alors que les concepts qu’ils recouvrent sont clairement distincts :
• « Bujutsu » désigne toute méthode ou technique martiale qui tend à développer une compétence pour son application dans le domaine guerrier ou conflictuel.
• « Budo » désigne aussi l’utilisation d’un outil et d’un ensemble de techniques développés dans un contexte guerrier mais dans la perspective d’une recherche globale sur l’homme et la vie.
Il est aisé, à partir de ces définitions succinctes, d’affiner la compréhension de ces concepts par une série d’oppositions :
• Perspective utilitaire particulière / perspective éducative globale
• Développer des compétences en vue de leur utilisation / se maintenir en mouvement dans la logique de recherche ou de quête
• Le but / le voyage
• S’attacher à un objet d’étude externe / l’objet de l’étude est l’étude elle-même (le but de la pratique est la pratique)
• Recherche de résultats à court terme (ou du moins aussi vite que possible) / l’échelle de l’étude est toute la vie
• Obligation de résultats / obligation de moyens (pour autant, il y aura des résultats…)
On constate donc, bien sûr, des points communs, puisqu’il s’agit de manipuler le même outil, mais les différences se situent dans le sens qu’on donne à cette manipulation, dans la perspective qui nous tire vers l’avant et dans l’échelle de temps sur laquelle s’inscrit cette recherche.
Toutefois, il est vrai que l’Aïkido peut entretenir une certaine confusion du fait de sa relative proximité technique ou formelle avec ce qu’on a coutume d’appeler la self-défense. Et peut-être, afin d’illustrer de manière plus claire la différence entre ces deux concepts de Do et de Jutsu, est-il préférable d’évoquer des disciplines comme le Iaïdo et le Kyudo, disciplines clairement non concernées par toute visée d’application.
Concernant ces disciplines, et au regard de leurs ancêtres guerriers dont elles sont issues, on constate que l’outil (arme, technique) et la tradition (histoire, mythes, légendes, fantasmes et résonances affectives) sont maintenus en tant qu’éléments moteurs de la pratique, mais que l’objectif est radicalement différent puisqu’il ne s’agit alors aucunement de couper ou de transpercer qui que ce soit…
Les objectifs revendiqués se nomment ici, concentration, coordination, oubli de soi, maîtrise…Et il est intéressant de constater ce renversement de valeur qui fait que la « maîtrise » devient un objectif alors qu’elle était une condition de réussite dans la cadre du Jutsu.
Cette évolution du sens et de la perspective ne va évidemment pas sans l’introduction de quelques changements dans la technique même : au cours du développement du « DO », on assistera toujours à une certaine volonté de formalisation, d’ordonnancement ou d’académisme, ainsi qu’à la tentation de la lenteur et de l’esthétisme.
Pour autant, il s’agira toujours de respecter les contraintes inhérentes à l’outil (arc, sabre, bâton, corps humain…) et de tenir sa recherche rigoureusement cadrée par ces contraintes.
Concernant l’Aïkido et comme son appellation nous y invite, il est clair qu’on ne trouvera logique et cohérence dans sa pratique qu’en se situant résolument dans la perspective du DO. A l’inverse, si on se laisse piéger par l’ambiguïté de sa forme de « self-défense », on se condamne à frustration, insatisfaction et démotivation.
Cheminer sur ce DO, c’est entreprendre un voyage qui transformera le voyageur tant par les efforts qu’il fait pour progresser vers le but, (dont il sait qu’il ne l’atteindra jamais,) que par les paysages qu’il traverse, les compagnons de route qu’il y rencontre, mais aussi par les détours ou éventuelles fausses pistes dans lesquelles il lui arrivera de s’égarer.
Mais de quel but, de quelle perspective s’agit-il ?
2/ La résolution de conflit sans résidu toxique. La stratégie gagnant-gagnant.
Poser ce principe comme objet de la quête constitue en effet l’originalité, la particularité de l’Aïkido dans la famille des Budo :
• Un conflit bien résolu ne laisse aucun désir de vengeance, de surenchère, d’escalade, de frustration, susceptible de rallumer un accès de violence.
• A ce titre, il convient de ne viser ni la destruction ni l’humiliation.
Et il ne s’agit là pas même de dissuasion car celle-ci risquerait de susciter sentiment d’injustice et frustration, laissant le feu couver sous une paix apparente, mais bien plutôt de volonté de persuasion : se persuader et persuader l’autre que c’est la violence elle-même (ou son désir) qu’il faut combattre et non pas l’autre. En quelque sorte, libérer l’autre de sa violence sans en être la victime et faire en sorte que les deux parties sortent grandies de l’expérience conflictuelle.
Dans la mesure où il ne vise pas à la destruction, l’Aïkido est parfois présenté comme l’art martial de la clémence…. Mais c’est oublier que « clémence » suppose « domination » en amont. On ne peut se montrer clément que si, au préalable, on a été dominateur. Rappelons-nous Auguste, dans le Cinna de Corneille, « Je suis maître de moi comme de l’univers ;/ je le suis, je veux l’être…», présentant son pardon aux conjurés comploteurs comme le corollaire de la domination qu’il exerce tant sur lui même que sur le reste du monde…
La question est alors : comment ne pas être soi-même dominé par sa propre volonté de domination ?
On le voit, cette idée de clémence, de par son caractère nécessairement dualiste, n’est pas compatible avec ce dont se revendique l’Aïkido : l’unification, l’union, la fusion… qui nous fait dire : « l’autre c’est moi » « c’est mon miroir, parfois inversé, parfois déformant mais néanmoins à mon image » « le mal que je lui ferais me blesserait tout autant ». Il s’agira donc de tenter de se grandir en aidant l’autre à se sortir de la spirale de la violence, lui permettant ainsi de se grandir lui-même.
A bien considérer tout cela, la valeur qui doit animer l’aïkidoka et qu’il est censé incarner n’est autre qu’une de celles du triptyque qui figure au fronton de non édifices républicains : la fraternité.
L’Aïkido : l’art martial de la fraternité.
Cette position de principe est, certes, théorique et abstraite mais elle induit des postures et comportements parfaitement réels et concrets : la logique d’apaisement et non de surenchère, la recherche du calme et de la sérénité plus que de la force et de la vitesse, l’écoute plus que l’affirmation unilatérale de soi, l’attention à l’autre et non l’égocentrisme, l’évidence de la simplicité plutôt que la sophistication de la virtuosité.
A bien des égards, ce refus de « l’œil pour l’œil » est proche du message chrétien qui prône le pardon en lieu et place du ressentiment. Mais… l’Aïkido est un art martial et, en tant que tel, il préfère n’avoir rien à pardonner en faisant en sorte qu’il n’y ait pas d’offense : ne pas avoir à tendre la deuxième joue puisque la gifle ne sera pas arrivée à la première…
Peut-être convient-il de rappeler que nous traitons ici de la perspective et qu’à ce titre, tout ce qui précède expose une théorie et une vision idéale qui, bien sûr, imprègnent et orientent la pratique mais, pour autant, ne se retrouveront jamais totalement dans la réalité de celle-ci. Ces principes définissent l’objet et le sens de l’étude, ils aident à élaborer une image de la perspective sur laquelle on s’engage dans une pratique dont la réalité sera nécessairement … provisoire et approximative, voire même, parfois, passablement chaotique.
C’est aussi dans cette théorie et cet idéal que se situe ce qu’on a coutume d’appeler « la dimension spirituelle de l’Aïkido », souvent évoquée, rarement définie. Car cette fraternité à laquelle on aspire ne peut s’approcher que par un processus de négociation qui lui-même suppose, outre l’écoute de l’autre, que l’on s’interroge sur ses propres non-négociables. Qu’y a-t-il de superflu en moi ? Mes exigences sont-elles justifiées ? N’y aurait-il pas quelques excroissances de ma personnalité qu’il serait opportun de rogner ? Et toutes sortes d’interrogations qui visent à saisir les contours de la nature archétypale de l’homme afin de s’en approcher. Quoi de plus spirituel que ce travail sur soi qui est aussi une quête de la compréhension de la nature humaine ?
Cela dit, il est une autre conséquence fort importante de cette option consistant à faire trôner la fraternité, (ou la stratégie gagnant-gagnant), en perspective de la discipline : c’est elle qui donne la cohérence entre la théorie et la pratique, entre l’idéal et la réalité du pratiquant, entre le lointain de la perspective et le quotidien de l’expérience de terrain.
Car, au sein du Dojo, Uke et Tori sont effectivement là pour se valoriser mutuellement, pour s’aider à progresser d’une part, mais aussi pour jouir et faire jouir de l’instant. Et toute la pratique ne consistera qu’à donner un lieu et un moment à ce « gagnant-gagnant » en le mettant en scène. Au travers d’une représentation de l’opposition, la réalité de l’expérience des pratiquants est celle de l’entraide, de la complémentarité, dont l’alternance des rôles est le symbole le plus lisible et où l’effet-miroir, conscient ou non, est omniprésent.
Dans ce contexte de représentation de conflit, « faire de l’Aïkido » au sens littéral du terme, c’est à dire « créer un morceau d’Aïkido », « donner de l’existence à l’Aïkido », « prêter sa personne à une illustration de l’Aïkido », consistera à se situer au point d’intersection de ces deux impératifs :
• S’efforcer de développer des compétences, qualités, manières d’être, permettant de s’approcher de l’objectif.
• Tirer bénéfice dans l’instant des principes et valeurs qu’on s’efforce d’incarner.
Ce sont ces deux impératifs, la progressivité et l’instantanéité, qui structureront la réalité de la représentation donnée à vivre aux pratiquants.
3/ La réalité de la représentation
Car il est clair que la réalité du vécu du pratiquant est celle d’une représentation de situations de conflit. Et, comme au théâtre, la représentation peut adopter différents parti-pris et revêtir des formes variées : elle peut se vouloir réaliste, épique, héroïque, poétique, symboliste, allusive, idéaliste, caricaturale, pédagogique, esthétique, humoristique….ou choisir bien d’autres options encore.
Toute représentation suppose en effet une distance, un espace, entre l’objet représenté, le référent (ici, une situation conflictuelle) et la réalité de la représentation (ici, le vécu au sein du Dojo) et la question à laquelle se trouve confronté l’enseignant (maître de cérémonie, metteur en scène) est de décider comment il va proposer de combler cette distance et d’occuper cet espace sachant que l’importation « brute » de situation de conflit à l’intérieur du Dojo n’est ni possible ni souhaitable.
Pour ce faire, un examen et une prise en compte des différentes facettes constitutives du Dojo, liées à sa vocation de lieu d’exercice du DO, nous guidera dans la conduite à suivre : le Dojo est à la fois école, laboratoire, théâtre et temple.
• Une école car il s’agit de progresser dans une compétence ;
• Un laboratoire car il faut analyser, focaliser sur des fragments, grossir le trait (effet microscope), expérimenter ;
• Un théâtre car chacun doit jouer son rôle et prêter son corps à la catharsis ;
• Un temple où se déroule une cérémonie visant purification et exorcisme.
Par ailleurs, cette représentation fonctionnera et devra s’apprécier sur différents plans :
• Le plan individuel / le plan collectif
• Le plan réel / le plan fantasmatique
Le plan individuel fait référence à la fois à la progression de chacun et au bénéfice instantané (purification, jubilation) qu’il tire de la pratique.
Le plan collectif, trop souvent oublié (bien que l’Aïkikaï de Tokyo présente le but de l’Aïkido comme « améliorer les relations sociales par l’exercice du corps et de l’esprit »), concerne l’harmonie du groupe, à laquelle doit contribuer l’apaisement de chacun ainsi que le travail d’écoute et de négociation.
Le plan réel s’appréciera, bien que ce soit bien difficilement mesurable, au travers de la réalité de l’acquisition des compétences mais aussi au travers de l’authenticité de la relation gagnant-gagnant entre les partenaires, de l’intensité du bien-être physique, de la joie, du plaisir. Il concernera aussi tout ce qui a trait à la réalité des limites des corps qui travaillent : la fatigue, la douleur, les blessures éventuelles.
Le plan fantasmatique est celui de l’imaginaire, dans lequel se dessine l’idée qu’on se fait de ce qu’on est en train de faire, ou de ce qu’on croit faire, ou de ce qu’on voudrait faire . Il peut parfois n’avoir qu’un lointain rapport avec la « réalité concrète » mais contribue néanmoins de manière essentielle à la réalité de la représentation, notamment dans son rapport avec la motivation. C’est aussi dans ce domaine que se situe tout l’indicible et le subjectif de la relation maître / élève dont on sait la place qu’elle occupe dans l’aventure et dont elle est à la fois le moteur et le carburant.
Ce sera donc la combinatoire de toutes ces composantes, en fonction de l’importance relative qu’on leur accorde ainsi que de leur hiérarchisation, qui façonnera la réalité de la représentation, ce qui, on le voit, rend ce processus infiniment plus complexe qu’une simple progression pédagogique élaborée au tableau noir.
L’objectif de cette combinatoire sera de réunir les conditions de la quête au sein du Dojo afin que chacun puisse faire de même en son propre sein. Jouer habilement des différents leviers évoqués pour que puissent se nourrir l’un de l’autre les deux axes à l’intersection desquels la pratique prendra tout son sens : progresser sur la Voie d’une part et jouir instantanément de ses bienfaits en baignant dans ses principes d’autre part.
Dans la mesure où c’est la seule véritablement vécue par le pratiquant, cette réalité de la représentation importe bien plus que la représentation (hypothétique) de la réalité. Prendre conscience de ce fait ainsi que de la multiplicité des combinaisons possibles qu’il entraine, nous amène à ne plus nous étonner de la multiplicité des formes que revêt l’Aïkido selon les enseignants, écoles, groupes… Ne plus s’en étonner ni davantage s’en offusquer, car, même s’il est probable que certaines combinaisons sont plus pertinentes que d’autres, plus susceptibles de conduire plus loin ou plus profond, toutes ces tentatives, au bout du compte, ne peuvent être que partielles, provisoires et approximatives…
4/ L’Aïkido est une fête.
En filigrane de tout ce qui vient d’être exposé se dessine un autre paradoxe : car ce DO dont l’image intuitive prend la forme d’un cheminement, d’un déplacement, d’une progression ou d’une avancée orientée vers la perspective et qui, de ce fait, suppose un temps long, une durée, ce DO donc, se conjugue en fait strictement au présent.
« Faire de l’Aïkido » se conjugue au présent. C’est dans l’instant qu’il s’agit de réunir en soi, comme au sein du Dojo, les conditions de la quête. Et pour ce faire, pour profiter au mieux des bienfaits des principes Aïki, pour s’en imprégner en les incarnant et en les absorbant, pour donner à l’Aïkido une chance d’exister afin de pouvoir s’y baigner, il est nécessaire de s’attacher à idéaliser l’instant, à s’élever au-dessus de soi-même, à faire comme si on maîtrisait les principes qu’on est justement en train de tenter d’assimiler, à faire l’effort de se montrer à la hauteur de l’enjeu qui est de créer un morceau d’Aïkido.
Favoriser l’émergence de la plénitude de l’instant par une présence attentive et bienveillante, par le naturel et l’aisance du mouvement, par l’entraide et l’apaisement afin de se donner à vivre, mutuellement et collectivement, de vrais moments d’Aïkido.
Cette volonté d’exalter le positif, le bienfaisant, les forces vives, la communion, la fraternité, qui est à l’oeuvre dans le Dojo en idéalisant l’instant, cette volonté est, à bien y regarder, la condition impérative pour que la pratique soit tout simplement possible.
Faisons maintenant un pas de côté en dehors du Dojo et il nous apparaîtra qu’il est une autre situation où ce processus volontariste d’idéalisation de la relation à l’autre se met spontanément en marche : la fête.
La fête où chacun vient armé de son sourire et de sa bonne humeur, affichant sa disponibilité et son ouverture aux autres, où l’on s’efforce de ne rien dramatiser, où il s’agit de se montrer sous son meilleur jour et d’entrainer les autres dans son sillage que l’on s’emploie à rendre lumineux, où chacun a conscience qu’il se doit d’être créateur et acteur de ce moment privilégié, où il est clair qu’on occupe alors une parenthèse qu’il s’agit de parer de ses meilleurs atours.
De même que « le but de la pratique c’est la pratique », l’enjeu de la fête c’est de réussir la fête.
Le parallèle est frappant : la séance d’Aïkido, espace-temps spécifique, représentation ordonnée et idéalisée d’un conflit, se construit sur la même logique que la fête, moment à part, qui se pose en contrepoint du tumulte du monde.
Et les dispositions mentales comme le comportement des participants nécessaires à sa « réussite » sont largement similaires.
En conclusion, un bémol qui change (presque) tout.
Car chacun sait qu’il en faut peu pour « gâcher la fête » et que des dérapages ne manquent pas de survenir. Certains considèrent même qu’un bon baston fait partie de la fête et qu’il est nécessaire à sa réussite, que ce soit en intermède ou en point d’orgue, ne serait-ce que pour marquer les esprits, faire des souvenirs, voire même entrer dans la légende…
Il en va de même au Dojo. Ce qui a été dit sur l’idéalisation doit, bien sûr, se comprendre comme une tentative, une volonté, une aspiration. Il n’est pas de Dojo parfaitement lisse, sans aspérités ni chausse-trapes et n’abritant que des rapports huilés et policés. Et c’est tant mieux, car comment pourrait-on prétendre à « l’éveil », à la vigilance, en se limitant à des échanges lénifiants, dépourvus de défis et d’imprévu ? On ne ferait probablement alors qu’entretenir des illusions. Mais, qu’on se rassure, quel que soit l’effort que chacun fait sur soi, les personnes débordent nécessairement des rôles qui leur sont assignés et c’est ce réel qui vient s’imposer pour partager l’espace avec l’idéalisation théorique. Les rôles n’existent pas sans des acteurs pour les endosser. Et, au bout du compte, c’est de leur interprétation qu’émergera la réalité du moment.
La réalité du Dojo sera donc faite de cette rencontre de vraies personnes, marquées par leur histoire et leurs aspirations, avec un idéal épuré auquel il leur reviendra de donner corps.
Le résultat est garanti : provisoire et approximatif.
La fête a beau battre son plein, elle n’est jamais totale.
Franck NOEL (Novembre 2020)