Passé le choc du premier confinement, nous voici plongés dans un deuxième confinement/couvre-feu, dans l’attente de la confirmation d’un troisième épisode, puis d’un quatrième… selon un scenario invraisemblable tout droit issu de l’imagination débridée d’un réalisateur de science-fiction sous ecsta. Mais il en est désormais ainsi, et la réalité a bien dépassé la fiction.
Les conséquences de cette situation sont innombrables et affectent durement notre discipline, faite de contact et pratiquée dans un lieu clos, le dojo. C’est d’ailleurs intéressant de constater à quel point l’Aïkido est finalement bien plus proche ici du théâtre et de la culture que du sport et de son magistère, dans le traitement économico-sanitaire qui nous est imposé.
Alors quelles perspectives pour la pratique ? Pourquoi et comment continuer à pratiquer/enseigner dans de telles conditions ? Comment (ré)concilier pratique partielle, tronquée et intégrité de la recherche et de l’engagement ?
Autant de questions qui nous taraudent depuis quelques mois maintenant…
Pourquoi continuer à pratiquer/enseigner lorsque l’on est confiné ?
La réponse à cette question est évidente : pour garder le lien avec la communauté et continuer à cheminer ensemble. L’aïkido est une famille et nos partenaires, des compagnons d’étude et de voyage. Ce n’est pas parce le voyage fait une halte, aussi imprévue soit-elle, qu’il faut cesser de se parler, de prendre des nouvelles, de partager ses trouvailles, ses peurs et ses espoirs… Pour ce faire, tous les moyens sont bons et la technologie moderne est sans limite (téléphone, emails, textos, réseaux sociaux…). Le voyage reprendra et il ne faudra oublier personne en chemin.
Comment (ré)concilier pratique partielle, tronquée et intégrité de la recherche et de l’engagement ?
Si le confinement avait eu lieu il y a quelques années, même seulement dix ans plus tôt, nos options auraient-elles été les mêmes qu’aujourd’hui ?
A première vue, d’aucuns diraient non, puisque les moyens technologiques de communication étaient plus limités (production et distribution de flux vidéos, temps réel etc.)
Cependant, si l’on ne considère la technologie de communication que pour ce qu’elle est, c’est-à-dire un simple moyen d’intermédiation technique entre un émetteur et des récepteurs, sur le fond, le problème reste identique… et nous amène donc à nous interroger sur le contenu même du message aiki, son intérêt, son intégrité, lorsque le « présentiel » devient impossible et que l’absence de partenaire devient la règle.
Quel message véhiculer, quelle pratique proposer, avec quelles limites et quels moyens ?
Pour tenter de répondre à cette question, une grille d’analyse peut nous être tout à fait utile, il s’agit d’un prisme développé par Franck Noël Shihan et qui peut se résumer ainsi.
Toute technique d’aikido peut s’analyser selon trois niveaux plus ou moins distincts :
- L’espace : la géométrie des déplacements, les lignes, les angles…
- Le corps : son ergonomie, son utilisation rationnelle et cohérente (unité, poids, relâchement, coordination, densité, souplesse…)
- La relation, ou comment amener les deux éléments précédents (la maîtrise de l’espace et de son propre corps) au service de la relation avec le partenaire (timing, contrôle, connexion, détermination, engagement, mobilité…)
Bien évidemment, ces trois piliers de l’analyse ne sont jamais parfaitement étanches tant il est difficile d’isoler le poids de chacun dans une exécution technique aboutie. En revanche, cette grille est tout à fait intéressante pour mettre en valeur la ou les zones défaillantes d’une prestation technique et ainsi tracer des axes de progrès prioritaires, en fonction du niveau des pratiquants.
En situation de confinement et/ou d’absence de véritable partenaire, il apparaît clairement que le propos et l’essentiel du message et de la pratique devront se limiter aux deux premiers pôles de ce tryptique : l’espace et le corps.
Travailler et insister sur les déplacements et les prises d’angles d’une part, et sur des exercices basés sur la construction d’un « corps aiki » (souplesse, coordination haut et bas du corps, renforcement articulaire…) d’autre part : c’est ainsi que l’on tirera le plus profit des conditions limitantes qui nous sont imposées tout en continuant à « faire de l’aikido ».
La dimension relationnelle, elle, est par définition absente de nos conditions de travail. Toutefois, même dans ces conditions, il est particulièrement bénéfique au travail que l’on peut faire sur le corps et dans l’espace, de continuer à « imaginer » et « visualiser » la technique avec un partenaire. La puissance de la visualisation (synchrone ou asynchrone) des mouvements est souvent négligée, mais ses effets sont réels sur les mécanismes moteurs de l’acquisition.
A cette aune, les armes (jo ou ken) peuvent servir de support d’acquisition et représentent des ressources inestimables, non pas en tant qu’arme à proprement parler, mais en tant que médiateur/facilitateur du mouvement étudié (déplacement, prise d’angle…) ou du schéma corporel à intégrer (coordination bras/jambe, ouverture/fermeture…).
Fort de ces considérations, ne sommes-nous pas (un peu) mieux outillés pour aborder les cours en ligne (désormais notre seul pain quotidien), leur utilité et leurs limites ?
Les cours d’aikido en ligne
En premier lieu, il est important, si possible, de recréer les conditions réelles du cours d’aikido. Pour ceux qui ont la chance d’enseigner en ligne depuis leur dojo, c’est effectivement plus facile puisque les repères sont là (tatami, kamiza…) et le rituel (salut, échauffement…) peut faire son effet. Pour les autres, il faudra tant bien que mal tenter de recréer cet espace/temps sacralisé où la magie de la pratique opère. A cet égard, le port d’une tenue adéquate ne doit pas être négligé (keikogi avec ou sans hakama) car il participe de la mise en scène et du décor.
Admettre librement les pratiquants une quinzaine de minutes avant le début du cours est également un bon moyen de retrouver les habitudes du dojo, selon un parallèle évident avec les vestiaires et les discussions passionnantes qui s’y engagent et que vous connaissez…
Et puis, comme pour tout cours, il faut commencer à l’heure et finir à l’heure.
Pour ce qui est du contenu, on l’a vu, il est amputé par définition d’une part essentielle de sa substance : l’altérité, la relation à l’autre, le « aï »… et il faudra faire avec, sinon le risque est très grand de vite tomber dans le hors-sujet… voire d’abandonner.
Plusieurs raisons à cela.
Tout d’abord, grande est la tentation d’emprunter exagérément à d’autres disciplines (yoga, Pilates, taichi…) plus à même, par leur nature même, de proposer des exercices et des formes de travail centrés sur la pratique individuelle et leur répétition, sans le concours encombrant à un partenaire introuvable en période de confinement.
En effet, dans une discipline telle que l’aikido, il n’existe pas de forme (tao ou kata) à proprement parler (pour le tai-jutsu au moins) et le fondement même de la pratique est le binôme.
Le risque consiste alors à orienter complètement le cours et son contenu technique vers l’entretien ou le renforcement musculaire/articulaire ou « l’aiki taiso » … ou, s’il s’agit des armes, de décliner des katas issus de certaines écoles plus ou moins connues pour proposer des exercices, parfois sans lien explicite avec la pratique habituelle de l’aïkido.
Rien de mal à cela bien sûr mais il faut le faire en connaissance de cause et non par défaut.
Ensuite, le morcellement du public en ligne et l’impossibilité de demander aux élèves les plus expérimentés de travailler avec les moins anciens rend plus difficile le relais et l’appropriation du message du professeur par tous. Ici, la seule interaction possible est avec le professeur. Cette caractéristique peut amener les professeurs les moins
aguerris/expérimentés à limiter leurs ambitions technico-pédagogiques et à s’inscrire dans un rapport minimaliste au sujet.
Ici encore, rien de grave : l’essentiel est de persévérer car, au final, le cadre conceptuel évoqué plus haut (autour du corps et de l’espace) peut s’avérer extrêmement fertile pour celui ou celle qui s’efforce de le respecter pour alimenter ses cours en ligne.
Enfin, « faire de l’aikido en ligne » ne s’improvise pas car, au-delà de la curiosité éventuelle de l’élève pour voir à quoi ressemble un cours en ligne, il faut inscrire la démarche dans la durée (même si elle est toute relative bien sûr) et proposer une forme de renouvellement/progression dans le contenu… Encore une bonne raison pour jeter l’éponge ou s’égarer :-)
Oui, enseigner/pratiquer l’aïkido en ligne ne coule pas de source, ni pour le professeur (on l’a vu) ni pour les élèves (que de frustration !) et il est bien sûr tentant de ne rien faire… Mais il ne faut surtout pas en rester là !!!
- Pour les professeurs, gardez le lien, continuez ce que vous faites, allez plus loin pour proposer de vrais cours d’aïkido, en adéquation avec les principes techniques et le cadre de notre discipline. Soyez ambitieux !
- Pour les élèves, c’est pareil : ouvrez-vous, participez, restez curieux des différentes propositions qui vous sont faites, testez-les, challengez leurs auteurs, vos professeurs, en toute bienveillance bien sûr… mais soyez exigeants et lucides sur le contenu de ce que l’on vous propose !
Nous vivons une période de très grands bouleversements et c’est rien moins que l’avenir de notre discipline qui est en jeu. Chacun doit apporter sa pierre à l’édifice, ensemble, élèves comme professeurs, anciens comme débutants, chacun à sa place.
Pour finir, je voudrais rappeler l’une des caractéristiques majeures de notre art, tel que développé par Franck Noël dans son article « L’aikido est une fête ». Il nous invite en effet à comprendre qu’en aïkido, la réalité de la représentation importe davantage que la représentation de la réalité.
A cette aune, c’est bien cette nouvelle forme de représentation du réel, par écran interposé – la seule qui nous est donnée à vivre pour l’instant – qui constitue notre réalité… et c’est par elle seule qu’il nous est donné aujourd’hui de faire de l’aikido ! Réalité extrême et incongrue certes (puisque virtuelle), mais réalité quand même et qui nous oblige à réinterroger profondément la nature même de notre discipline, son cadre, ses codes et ses limites.
J’espère que ces quelques mots y auront contribué… en attendant que la pratique « normale » puisse un jour reprendre ses droits.
Gaston NICOLESSI
(Janvier 2021)